Scène 1 : Thérèse, Suzon.
Suzon : Qu'est-ce que cela me
fait ?
Thérèse : Mais il a été bien battu.
Suzon : Tant pis pour lui.
Thérèse : Le paysan qui est venu à cheval
en porter la nouvelle, a dit...
Suzon : Ça m'est égal.
Thérèse : Pardi ! tu prends un joli
intérêt à ton futur.
Suzon : Mon futur ? Je n'ai pas encore
dit oui.
Thérèse : Il est à plaindre, et...
Suzon : C'est sa faute.
Thérèse : Qu'en sais-tu ?
Suzon : C'est sûr ; qu'avait-il à
faire d'aller à dix lieues d'ici à la noce de sa parente ? Pourquoi cherche-t-il
dispute, à des militaires, encore.
Thérèse : Ah ! pardi ! Tu leur
donnes toujours raison.
Suzon : C'est que j'aime les braves gens.
Thérèse : Tu aurais été plus contente
d'épouser mon frère que mon cousin.
Suzon : Voyez, quelle différence ! Ton
père avait si bien arrangé tout cela : nous allions devenir surs, et point du
tout.
Thérèse : Mais, puisque mon frère est
mort aux îles, tu ne peux plus l'épouser.
Suzon : Et quelles preuves en a-t-on ?
Thérèse : On l'a dit à mon père.
Suzon : Eh bien ! si c'est vrai, je ne
me marierai jamais.
Thérèse : Jamais !
Suzon : Jamais ! jamais !
Thérèse : Sais-tu que c'est bien long,
jamais ?
Suzon : Qu'est-ce que cela me fait ?
Thérèse: Ça fait beaucoup.
Suzon : Pour vivre heureuse, il faut
être...
Thérèse : Mariée.
Suzon: Libre.
Thérèse : Quelle comparaison !
Suzon : Quelle différence !
Thérèse : C'est ce que je dis.
Suzon : La gêne est si maussade.
Thérèse : La liberté est si dangereuse.
Suzon : Il faut être fille pour conserver
sa gaieté.
Thérèse : Il faut être femme pour pouvoir
conserver sa sagesse.
Suzon : La liberté est comme l'immortelle,
elle ne change pas.
Thérèse : Mais elle ne sent rien.
Suzon : Et le mariage ?
Thérèse : Est une rose.
Suzon : Où l'on se pique les doigts. Vive
la liberté !
Thérèse : Vive le mariage !
Suzon : Tu est bienheureuse, toi : tu
vas épouser Victor Sans-Quartier, grenadier au 20e régiment d'infanterie, c'est joli
ça : mais moi, épouser Jaquinot, un sot.
Thérèse : On dit que ce ne sont pas les
plus mauvais maris.
Suzon : Tiens, je ne pardonne pas à ton
père, juge de ce canton, riche comme un Crésus, d'avoir si longtemps abandonné son
fils ; le laisser servir sa patrie, c'est bien : mais il fallait toujours savoir
où il était en garnison, lui donner une haute paie, et...
Thérèse : Oh ! ma bonne amie, tu ne
sais pas tout.
Suzon : Quoi donc ?
Thérèse : Mon frère n'a pas été élevé
à la maison comme moi.
Suzon : D'où vient ?
Thérèse : Silence au moins.
Suzon : Oh ! je suis aussi discrète
que curieuse.
Thérèse : C'est beaucoup dire. Apprends
donc l'histoire de mon père. Dans sa jeunesse, il aimait une jolie personne, mais très
pauvre. On lui ordonna d'en épouser une autre ; il n'avait ni le courage de
résister à ses parents, ni la force d'oublier sa maîtresse. Dame, c'est bien
embarrassant !
Suzon : Oh ! ça doit être terrible.
Thérèse : Forcé d'obéir, il fut prendre
congé de sa belle ; ils étaient seuls, ils s'affligèrent ; ils étaient
tendres, elle était sage ; mais... dame, c'est bien embarrassant.
Suzon : Je n'en sais rien, mais je m'en
doute, au moins.
Thérèse : Enfin, il épousa ma
mère : mais soit que la pauvre délaissée eût pris le chagrin trop à cur,
au bout de quelque temps, elle changeait à vue d'il.
Suzon : En vérité ?
Thérèse : Si bien qu'elle n'osait plus se
montrer.
Suzon : C'est ça qui est bien embarrassant.
Thérèse : Enfin, je ne puis pas trop te
dire comme tout cela s'arrangea ; ce que je sais, c'est que mon frère a été
élevé à vingt lieux d'ici, chez un nommé Mathurin, fermier de Mérival, et qu'il y a
demeuré seize ans.
Suzon : Comment en est-il sorti ?
Thérèse : Par une querelle qu'il eut avec
le fils de la maison.
Suzon : Une querelle ?
Thérèse : Oui ; celui-ci donna un
vilain nom à mon frère ; il n'était pas endurant, il le battit, et le fermier le
mit à la porte.
Suzon : Sans lui dire qui il était ?
Thérèse : Comment aurait-il pu le
faire ? il l'ignorait lui-même.
Suzon : Mais il fit avertir ton père.
Thérèse : Il ne le connaissait pas.
Suzon : Et il recevait la pension ?
Thérèse : Sans savoir d'où elle venait.
Suzon : Et tout cela se découvrit ?
Thérèse : A la mort de ma mère.
Suzon : Comment cela ?
Thérèse : Mon père voulut ravoir son
fils : mais il apprit à Mérival qu'il était engagé dans un régiment qui venait
de passer aux îles.
Suzon : Il fallait le faire revenir.
Thérèse : Le régiment ?
Suzon : Eh ! non, ton frère.
Thérèse : Mon père a écrit tout de
suite : mais, puisqu'on dit qu'il est mort.
Suzon : Et si cela n'était pas vrai,
comment pourrait-on le reconnaître à présent ?
Thérèse : Ça ne serait pas difficile.
Suzon : En vérité ?
Thérèse : Mathurin lui a remis un
certificat où il détaille toutes les circonstances qui peuvent donner des
éclaircissements sur la naissance de mon frère.
Suzon : Et pourquoi jusqu'ici m'as-tu caché
tout cela ?
Thérèse : C'est que je suis discrète.
Suzon : Je ne te connaissais pas cette
qualité-là...
Thérèse : Et puis, je ne le sais que
d'hier au soir.
Suzon : Par quel hasard ?
Thérèse : Mon père en faisait la
confidence au tien, et je les écoutais à la porte.
Suzon : Savent-ils si ton frère était joli
garçon ?
Thérèse : Beau comme l'amour.
Suzon : Tenez, et il faut épouser un
Jaquinot.
Thérèse : Ah ! ah !
Elle rit
Suzon : Ris, tu en as sujet ; mais
moi, je te le répète, je veux rester fille.
Scène 2 : Les précédents, Robert.
Robert : Mes enfants, allez dire à monsieur
le juge que, si mon fils arrive ce soir, j'espère qu'il me fera le plaisir de souper avec
nous.
Thérèse : Vous croyez donc qu'il va
arriver ?
Robert : Il y a dix jours que j'ai reçu sa
lettre datée de Nantes : il ne peut tarder, et mon cur me dit que je le verrai
bientôt.
Suzon : Tant mieux.
Robert : Ah ! quel plaisir de revoir
son enfant, après dix ans d'absence ! ma Suzon tu vas embrasser ton frère :
mais, dis donc, en es-tu bien contente ?
Suzon : Assurément.
Robert : Mais pas autant que moi ;
c'est que je ne me sens pas d'aise ; et toi, Thérèse ? hem ! qu'en
dis-tu ?
Thérèse : Je partage votre joie.
Robert : Tu es la plus intéressée à son
retour ; c'est ton futur. Ce n'est plus ce petit garçon avec lequel tu badinais dans
ton enfance ; alors il te caressait, il t'embrassait : (Prenant un air
sévère.) mais prends-y garde, s'il s'avisait maintenant de vouloir recommencer,
songe qu'il faudrait...
Thérèse : Quoi ?
Robert, riant : Le laisser faire.
Thérèse, riant : Vous conseillez
fort bien.
Robert : Pas mal, pas mal.
Suzon, le tirant au coin du théâtre :
Mon père ?
Robert : Quoi ?
Suzon : Ce conseil-là est-il pour tout le
monde ?
Robert : Non pas, s'il vous plaît.
Suzon : Il est pourtant drôle.
Robert : Allez, mes enfants.
Suzon : Oui mon père.
Robert : Tout en vous promenant, allez
cueillir les plus beaux fruits au grand jardin. Ce cher enfant, il n'y a rien de trop bon
pour lui.
Il rentre
Scène 3 : Thérèse, pliant son
ouvrage, Suzon, couvrant son carreau, La Tulipe, Sans-Regret,
arrivant par derrière la maison du juge.
Suzon : Comme il aime mon frère !
Thérèse : Cela prouve son bon cur.
La Tulipe, à Sans-Regret en l'arrêtant :
Ah ! mon ami, la jolie fille ?
Sans-Regret, le faisant avancer :
Allons donc, la Tulipe. Il est bien question de fille à présent.
Suzon, bas à Thérèse : Voilà un
beau garçon.
Thérèse, bas à Suzon : Ne
t'arrête donc pas.
Les deux groupes changent de place. Suzon
tourne la tête
La Tulipe : Sans-Regret, elle tourne la
tête.
Sans-Regret, brusquement : Eh !
qu'elle tourne... qu'est-ce que cela fait ?
Suzon, bas à Thérèse : Vois donc
comme il nous regarde ?
Thérèse, bas à Suzon : Il me
semble que tu le lui rends un peu trop.
La Tulipe : Je vais la suivre.
Sans-Regret, l'arrêtant : As-tu le
diable au corps ?
Suzon, s'avançant sur la porte du juge :
Il fait bien beau aujourd'hui.
Thérèse, la poussant : Entre donc.
(Elles entrent chez le juge.)
Scène 4 : La Tulipe, Sans-Regret.
La Tulipe : Elles sont dans cette
maison : je ne bouge pas d'ici qu'elles ne sortent.
Sans-Regret : Écoute, la Tulipe, je ne suis
pas si faraud que toi, mais j'ai plus d'estoc. Que diable ? il faut de la raison.
La Tulipe, riant : C'est mon fort.
Sans-Regret : Oh ! oui, hier au soir,
ta rage pour la danse nous a fait avoir une querelle.
La Tulipe : Je crois que nous nous en sommes
bien tirés.
Sans-Regret : Joliment.
La Tulipe : Nous avons mis toute la noce en
déroute.
Sans-Regret : Oui : mais tu as perdu
notre argent dans la bagarre. A peine avons-nous eu le temps d'entrer dans notre auberge
sans lumière, d'y prendre ton sac à tâtons, et de décamper. Nous avons marché
jusqu'à présent à jeun : nous n'avons pas le sou ; la gendarmerie est
peut-être à nos trousses, et tu songes à des filles ?
La Tulipe : N'est-il pas vrai qu'elle est
charmante ?
Sans-Regret : Hé ! dans ce moment-ci,
un bon repas me paraîtrait bien plus charmant qu'elle.
La Tulipe : Eh ! tu ne penses qu'à la
table.
Sans-Regret : Tu ne penses qu'à l'amour.
La Tulipe : C'est que j'ai le cur
tendre.
Sans-Regret : C'est que j'ai l'estomac vide.
La Tulipe : Il n'est pas de plaisir sans
aimer.
Sans-Regret : Il n'est pas de plaisir sans
boire.
La Tulipe : L'amour est l'aiguillon du
guerrier.
Sans-Regret : Le vin est le courage du
soldat.
La Tulipe : Il ne faut que deux choses pour
être heureux.
Sans-Regret : C'est vrai.
La Tulipe : Un peu d'amour, et beaucoup de
gloire, et vive le Roi.
Sans-Regret : Beaucoup de gloire et beaucoup
de vin, et vive le roi ? Mais, nous perdons le temps, partons.
La Tulipe : Non, je reste.
Sans-Regret : Mais tu n'as pas le sou.
La Tulipe : Et mon billet de loterie ?
Sans-Regret : Tais-toi donc, avec ton
billet. Que n'avons nous à présent les six francs qu'il t'a coûté ?
La Tulipe : A présent j'ai gagné.
Sans-Regret : Tu as gagné.
La Tulipe : Oui, 11, 28 et 40, est-ce que
ça peut perdre ?
Sans-Regret : Ça me ferait jurer comme un
f... (En se retournant il aperçoit les numéros de la loterie ; il les couvre
avec son chapeau.) La Tulipe ?
La Tulipe : Hem ?
Sans-Regret : Veux-tu parier un bon goûter,
payable quand nous pourrons, que tu n'as rien ?
La Tulipe : Va !
Sans-Regret : Va ? regarde.
La Tulipe : Quoi ?
Sans-Regret : Les numéros.
La Tulipe : Où ?
Sans-Regret : Sous mon chapeau.
La Tulipe : Voyons ? voyons.
Sans-Regret : Un moment, faut filer ça. Tu
dis que tu as ?
La Tulipe : 11, 28 et 40 .
Sans-Regret, faisant paraître un numéro :
Tiens, regarde.
La Tulipe : 63.
Sans-Regret , se moquant de lui :
Ah ! comme il a visé droit !
La Tulipe, Sans-Regret laisse voir le second
numéro : A l'autre (Avec joie.) 11, en voilà un, déjà.
Sans-Regret : Te voilà bien avancé !
Tu as joué un terne sec. (Il découvre le troisième numéro.)
La Tulipe : Après ? 84. Haïe.
Sans-Regret : Pzzzzz. (Ôtant tout à
fait son chapeau.) : Tiens, voilà ton espoir au diable.
La Tulipe : 40 et 28. (Avec un cri de
joie.) Ah ! j'ai gagné.
Sans-Regret : Comment diable, est-il
possible !
La Tulipe, en l'embrassant : Oui, mon
ami, les voilà : 11, 28 et 40.
Sans-Regret, sautant comme un fou :
Ah ! mon ami, quel souper ! Cherche vite le billet.
La Tulipe : Il est dans mon sac.
(Il l'ôte de dessus ses épaules et le donne
à tenir à Sans-Regret ; ils sont tous les deux dans la plus grande joie ; mais
en aveignant le portefeuille, il jette un cri.)
Ah !
(Il reste anéanti.)
Sans-Regret : Qu'as-tu ?
La Tulipe : Ce n'est pas là mon sac.
Sans-Regret : Qu'est-ce que tu dis ?
Mais vois donc, regarde bien, cherche le billet, ne plaisante pas.
La Tulipe : Que diable veux-tu que je
cherche ? ce n'est pas-là mon portefeuille.
Sans-Regret : Adieu le souper... mais,
comment se peut-il ?
La Tulipe : Il faut qu'il soit arrivé un
autre soldat pendant que nous étions à cette noce ; on l'aura fait coucher dans
notre chambre, et dans l'obscurité j'aurai pris son sac pour le mien.
Sans-Regret, s'arrachant les cheveux, jetant
de côté le sac et le portefeuille : Ah ! l'étourdi ! mais où diable
avait-il la tête ?
(La Tulipe voyant Thérèse et Suzon prêtes
à sortir de la maison du Juge, va au-devant d'elles.)
Sans-Regret, le cherchant : Où
est-il donc ? (Avec humeur, et allant s'appuyer contre une borne.) O
l'enragé !
(Il bat le briquet, allume sa pipe, et fume.)
Scène 5 : Les précédents, Thérèse,
Suzon.
Suzon, bas à Thérèse : Il est
encore là.
Thérèse, de même : Passons vite.
(La Tulipe les salue.)
Suzon : Il nous salue.
Thérèse : Tourne la tête.
Suzon : Oh ! je suis polie. (Elle
lui rend sa révérence.)
La Tulipe, l'abordant : Pardon,
Mademoiselle, je ne puis résister à la vive impression que vous venez de faire sur mon
cur.
Thérèse, à Suzon : Suis moi.
La Tulipe : Je ne vous aime que depuis un
instant. Mais je sens que c'est pour la vie.
Thérèse, bas à Suzon : Si tu
l'écoutes, ton cur est pris.
La Tulipe : Ne m'ôtez pas toute espérance.
Thérèse : Prends garde à toi.
La Tulipe : Vous ne répondez point ?
Suzon : Mais, Monsieur, nous ne nous
connaissons pas.
Sans-Regret, avec humeur : Allez,
allez, il aura bientôt fait connaissance.
La Tulipe : J'arrive à l'instant, je vous
vois, et je ne suis plus maître de mon cur.
Thérèse : Vous arrivez ? (A part,
à Suzon.) Ah ! Suzon, si c'était ton frère ?
Suzon, bas à Thérèse : Ah !
j'en serais bien fâchée.
Thérèse, bas à Suzon : Moi, j'en
serais bien aise.
La Tulipe : Que dites-vous tout bas ?
Thérèse : Rien, rien, Monsieur. Quel sujet
vous amène dans ce village ?
La Tulipe : Aucun.
Suzon, à part, vivement : Ce n'est
pas lui, tant mieux.
Thérèse, à part : Ce n'est pas
lui, tant pis.
La Tulipe : Le bonheur m'y a conduit,
puisque je vous vois : heureux si l'espérance m'y retient !
Sans-Regret, frappant du pied : Le
diable emporte la danse, les femmes, et l'amour.
Thérèse, à Suzon : Allons-nous en.
La Tulipe, les retenant : Un moment
de grâce.
Thérèse : Mais nous avons affaire.
La Tulipe : Permettez-moi donc de vous
suivre.
Thérèse : Non pas, s'il vous plaît.
Suzon : Cela ne se peut pas : mais nous
allons repasser par ici.
Thérèse, bas à Suzon : Es-tu
folle ?
La Tulipe : Sans l'espérance de vous revoir
bientôt, pourrais-je me résoudre à vous quitter ?
Thérèse, passant entre eux :
Allons-nous en.
La Tulipe : Comment s'appelle votre belle
amie ?
Thérèse : Qu'est-ce que cela vous
fait ?
La Tulipe : Ce que cela me fait ?
Suzon : Elle a raison : que vous
importe de savoir que je m'appelle Suzon ?
La Tulipe : Suzon, Suzon, ah ! le joli
nom ; je ne l'oublierai de ma vie.
Thérèse : Fort bien.
La Tulipe : Belle Suzon, que je vais
attendre avec impatience le moment de votre retour ! - Vous me promettez de
revenir ?
Thérèse, emmenant Suzon : Oh !
nous ne promettons rien.
Suzon, s'en allant : Non,
sûrement : mais nous ne pouvons pas passer ailleurs.
La Tulipe : Adieu donc.
Thérèse, l'emmenant : Adieu, adieu.
Sans-Regret, entre ses dents : Au
diable, au diable.
Suzon, bas à Thérèse : Il est bien
poli au moins.
Thérèse, secouant la tête : Haïe,
haïe,, haïe, Suzon.
Scène 6 : La Tulipe, Sans-Regret.
La Tulipe : Que je suis heureux ! elle
m'aimera, j'en suis sûr. Je ne la quitterai de ma vie.
Sans-Regret : Et ton sac ? il faut le
trouver.
La Tulipe : Nous y penserons.
Sans-Regret : Nous y penserons !
eh ! que diable as-tu de plus pressé ? Tu vas à Mérival, m'as-tu dit, pour
tâcher de savoir quel est ton père, que tu n'as jamais vu ; et sans le certificat
que ton nourricier t'a donné, et qui était dans ton portefeuille, comment te feras-tu
reconnaître ?
La Tulipe : Nous verrons.
Sans-Regret : Et ton billet de
loterie ?
La Tulipe : Écoute, la Tulipe, un soldat
qui a perdu la tête, est comme un canon encloué ; ça n'est bon à rien.
Scène 7 : La Tulipe, Sans-Regret, Margot,
qui vient pour prendre le carreau de Suzon, s'arrête dans le fond à examiner la
Tulipe.
La Tulipe : Écoute, Sans-Regret... Si tu ne
veux pas rester ici, tu es bien le maître de poursuivre la route.
Sans-Regret : Et je laisserais mon camarade
dans l'embarras ? Tu as une mauvaise affaire sur le corps, je ne te quitte pas.
La Tulipe : Grand merci : mais...
Sans-Regret : Va, le danger ne me fait pas
peur. Je me bats aussi bien que je bois. Dans un repas je reste le dernier à table, c'est
vrai : dans un combat, je suis le premier au feu.
Margot, considérant la Tulipe :
Eh ! bon Dieu, je ne me trompe pas.
La Tulipe, à Sans-Regret, en lui faisant
remarquer Margot qui l'examine : Qu'a donc cette fille à nous regarder ?
Sans-Regret : La mine est éventée, on nous
a poursuivis : allons-nous en.
Margot : Hé ! bon Dieu ! bon
Dieu ! le voilà ben, c'est lui-même.
La Tulipe : Qu'est-ce que cela veut
dire ?
Sans-Regret : Cela veut dire que nous voilà
reconnus : on a fait courir après nous ; on a envoyé des témoins ; en
voilà un ; décampons.
La Tulipe : Je n'en ferai rien.
Margot : Mon Dieu, Monsieur, je vous demande
pardon, mais dites-moi donc un peu, dans queu régiment que vous êtes ?
Sans-Regret : C'est une amorce, change de
nom et de corps.
La Tulipe : Je sers dans le...
Sans-Regret, à Margot : Dans le
vingtième régiment.
Margot, pouvant à peine contenir sa joie :
Dans le vingtième régiment, et vous vous appelez Victor Sans-Quartier ?
Sans-Regret : Oui, précisément,
Sans-Quartier.
MARGOT : Eh, mon Dieu ! bon Dieu !
je ne me trompe pas ! C'est notre jeune maître ; comme votre père va avoir de
la joie en vous voyant !
La Tulipe, étonné : Mon
père !
Sans-Regret : Son père !
Margot, à la Tulipe : Si vous saviez
combien vot' lettre l'i a fait de plaisir !
La Tulipe : Ma lettre ?
rêvez-vous ?
Margot : Oh que nenni, que je ne rêve pas.
O bon Dieu, bon Dieu, vous êtes toujours le même, l'air mutin, le regard
effronté ! Oh quel plaisir pour not' maître ! ô bon Dieu, bon Dieu.
La Tulipe : Mais je vous dis.
Margot : Je dois bien vous reconnaître,
puisque c'est moi qui vous ai élevé.
La Tulipe : Vous m'avez élevé ?
Margot : Et je m'en vante.
La Tulipe : Où ?
Margot : Ici, cheux vot' père.
La Tulipe : Allez, ma bonne, vous vous
trompez.
Sans-Regret, froidement : Comment
s'appelle ce père, que fait-il ?
Margot : Il s'appelle Robert, marchand de
vin-traiteur, faisant noces et festins.
Sans-Regret, s'enflamme : Hé, que
diable dis-tu ? Sans doute c'est ton père.
La Tulipe : Mais...
Sans-Regret : Marchand de vin, c'est ton
père.
La Tulipe : Je te dis...
Sans-Regret : Traiteur, faisant noces et
festins ; c'est ton père, te dis-je ? (A Margot.) Allez, ma fille, allez
l'avertir que nous sommes ici, et faites tirer bouteille.
Margot : J'y cours ; comme il va être
content ! bon Dieu ! bon Dieu !
Scène 8 : La Tulipe, Sans-Regret.
La Tulipe : Que veut dire cette folle ?
Sans-Regret : Et, que t'importe ? ne
vas-tu pas faire l'imbécile ? sois Robert, de par tous les diables.
La Tulipe : Comment accréditer une pareille
méprise ?
Sans-Regret : En les laissant faire. La
servante a cru te reconnaître ; le père te reconnaîtra.
La Tulipe : Cela ne pourrait pas durer.
Sans-Regret : Pourvu que cela dure
jusqu'après souper.
La Tulipe : Quoi ! si cet homme me
prenant pour son fils me fait préparer un bon repas ?
Sans-Regret : Prends.
La Tulipe : S'il m'offre sa maison ?
Sans-Regret : Prends.
La Tulipe : Et s'il me donne de
l'argent ?
Sans-Regret : Prends.
La Tulipe : Non, je ne veux tromper
personne.
Sans-Regret : Peste ! tu es bien
délicat ! As-tu peur de déroger à ta noblesse ? tu sais bien qu'elle est
flambée. Je le sais bien, moi, et cependant, tel que tu me vois, je suis le fils d'un
ci-devant procureur.
La Tulipe, riant : Je ne m'étonne
plus de ce que tu dis toujours prends ; mais Suzon ne revient pas, et je cours
au-devant d'elle.
(Il sort.)
Scène 9 : Sans-Regret.
Ecoute donc ; écoute donc ? Le voilà
parti : mais je n'en veux pas avoir le démenti, tu seras Robert malgré toi.
Scène 10 : Sans-Regret, Margot, Robert.
Margot, à Robert : Oui, Monsieur, il
est arrivé, je l'ai vu.
Robert : Où est-il, où est-il ?
Sans-Regret : Que cherchez-vous,
Monsieur ?
Robert : Je cherche mon fils, mon cher fils.
Sans-Regret : Quoi, vous êtes
Monsieur ?...
Robert : Robert.
Sans-Regret : Ah ! M. Robert, que je
vous embrasse.
Robert : Où est donc mon fils ?
Sans-Regret : Un moment, vous allez le voir,
soyez tranquille.
ROBERT : Pourquoi n'est-il pas venu de suite
chez moi ?
Sans-Regret : Il ne savait pas la maison.
Robert : C'est impossible, il avait seize
ans quand il est parti ; et quoique j'aie fait rebâtir, le lieu natal ne s'oublie
pas ?
Sans-Regret : Je le sais bien, mais... (Cherchant
à réparer son étourderie.)
Robert : Quoi ?
Sans-Regret : Ha !
Robert : Expliquez-vous.
Sans-Regret : Je ne voulais pas vous le
dire, mais vous vous en seriez bientôt aperçu.
Robert : Qu'est-il arrivé à mon
fils ?
Margot : Ah ! bon Dieu ! bon
Dieu !
Sans-Regret : Depuis son naufrage.
Robert : Son naufrage !
Sans-Regret : Sa tête...
Robert : Comment ?
Sans-Regret : Oui, des accès, à le prendre
pour un fou.
Robert : Est-il possible ?
Sans-Regret : Ce n'est que par
intervalle : mais pour sa mémoire, bst, st, st, st.
Robert : Mais cependant la lettre qu'il m'a
écrite.
Sans-Regret, étourdiment : C'est moi
qui l'ai dictée.
Robert, étonné : Comment
pouviez-vous savoir des choses ?
Sans-Regret : Il me mettait au fait.
Robert : Il n'a donc pas perdu la
mémoire ?
Sans-Regret : Je vous dis qu'il a des
intervalles. Ah ! si vous ne vous prêtez à rien...
Robert : Voilà un cruel accident !
Mais où est-il donc ?
Sans-Regret : Il vient d'avoir un accès, et
il faut lui laisser un moment de repos. Si je ne l'avais pas conduit jusqu'ici.
Robert : Mais est-ce bien mon fils ?
Sans-Regret : Oh ! ça, n'allez pas en
douter ?
Robert : Il s'appelle Victor.
Sans-Regret : Oh ! pour Victor, je vous
en réponds.
Robert : Sans-Quartier, au 20e régiment.
Sans-Regret : Pardi.
Robert : C'est bien lui, malgré son
accident. S'est-il toujours bien comporté ?
Sans-Regret : En bon soldat, en véritable
enfant de la patrie.
Robert : Aurait-il été avancé ?
Sans-Regret : Il aurait eu la première
place.
Robert : Où ?
Sans-Regret : Au feu : il est
grenadier.
Robert : A-t-il obtenu quelque
récompense ?
Sans-Regret : Si le roi était obligé de
récompenser toutes les belles actions, en une année de guerre les soldats français
ruineraient le trésor royal.
Robert : Qu'est-ce que c'est que cela ?
Sans-Regret : C'est son sac, son
portefeuille qu'il a laissé tout ouvert... sa tête n'y est plus.
Robert : Margot, rentre son sac, et
donne-moi son portefeuille.
(Elle ramasse le sac et lui donne le
portefeuille.)
Margot : Ah ! mon Dieu, queu
malheur !
Scène 11 : Sans-Regret, Robert.
Sans-Regret, à part : Voilà le
diable (Voulant empêcher Robert de regarder les papiers.) Qu'allez-vous
faire ? Y pensez-vous ?
Robert : Comment, je ne puis pas visiter les
papiers de mon fils ?
Sans-Regret, fort embarrassé : Il
pourrait s'y trouver... quelques lettres de femmes par exemple, et... un père...
Robert : Oh ! je ne suis pas si rigide.
Sans-Regret, voulant prendre le portefeuille :
Mais...
Robert : Ah ! laissez donc de grâce.
(Il lui tourne le dos pour lire.)
Sans-Regret, à part : Le diable
emporte la Tulipe. S'il était resté, nous n'aurions eu d'explication qu'après souper,
et la bombe est prête à crever. (Voyant Robert agité.) Oh ! voilà ce
Monsieur qui se fâche ! (Le voyant se retourner vivement pour l'aller embrasser,
et croyant qu'il veut le prendre à la gorge, il se recule et met la main sur son
sabre.) Doucement ! oh !
Robert, avec une joie excessive :
Ah ! mon cher ami, embrasse-moi. Oui, c'est bien mon fils, voilà sa cartouche,
voilà ses papiers, voilà la lettre que je lui ai envoyée à l'Amérique.
Sans-Regret, très étonné :
Hem ?
Robert : Ce cher enfant, il la conserve.
Sans-Regret : Comment dites-vous ?
Robert : Que je vous ai d'obligation du soin
que vous avez pris de lui !
Sans-Regret : Monsieur, je vous assure... (A
part.) que le diable m'emporte si j'y comprends rien.
Robert : Mais croyez-vous son mal
incurable ?
Sans-Regret : Oh ! que non, avec de bon
vin et une bonne table, vous le sauverez, je vous dis.
Robert : Oh ! qu'à cela ne tienne. (Il
appelle.) Margot.
Scène 12 : Les Précédents, La Tulipe,
Margot.
La Tulipe : Je ne sais ce qu'elles sont
devenues.
Sans-Regret : Le voilà.
Margot : Le voilà.
Robert : C'est lui. (les bras ouverts)
Ah ! mon cher fils !
(il l'embrasse)
Margot (l'embrassant) : Not'
jeune maître.
Sans-Regret (de même) : Mon
camarade.
La Tulipe : Est-ce une gageure ?
Robert : Embrasse-moi, mon cher enfant.
La Tulipe : Mais, Monsieur, vous vous
méprenez.
Robert : Il ne me reconnaît pas.
Sans-Regret : Comment ? Écoute donc la
voix du sang.
Margot : C'est ben vot' père.
Robert : Rappelle-toi mes traits.
La Tulipe : Que diable voulez-vous que je me
rappelle ? Je ne vous ai jamais vu.
Robert : Ah ! quel malheur !
Margot : Le pauvre garçon, bon Dieu !
Sans-Regret (à Robert) : Ne vous
chagrinez pas, cela va passer. (bas à la Tulipe) Es-tu fou ?
La Tulipe (bas à Sans-Regret) :
Ont-elles repassées ici ?
Sans-Regret : Le diable t'emporte.
Robert : Que parlait-il d'ici ?
Sans-Regret : Il demande si on ne boit pas
un coup ici.
Robert : Ah ! si fait. (à Margot)
Et vite, Margot, met le couvert, et sers tout ce qu'il y a de cuit dans la maison.
Sans-Regret : Dépêchez-vous, mon enfant.
Margot : Laissez-moi faire, ça sera prêt
tout de suite. O bon Dieu ! bon Dieu !
(elle rentre)
Scène 13 : Sans Regret, Robert, La Tulipe.
Sans-Regret : Eh bien ! à ce
trait-là, peux-tu encore méconnaître ton père ? Le voilà, c'est bien lui, tu le
reconnais, n'est-ce pas ? (bas) Dis donc oui.
La Tulipe (bas) : Je n'en ferai rien.
Robert : Que dit-il ?
Sans-Regret : Qu'il s'en souvient.
Robert : Ah ! je respire. Tu t'en
souviens, mon fils ?
La Tulipe : Moi ! je n'ai pas dit cela.
Sans-Regret : Le chien !
Robert : Comment donc ?
Sans-Regret : Nous avons beau faire :
ce n'est qu'en nous mettant à table que nous le verrons soulagé ; entrons.
Robert : Allons, mon ami, viens.
La Tulipe : Où donc ?
Robert : Chez moi.
La Tulipe : Non, en vérité.
Sans-Regret : Comment non ?
La Tulipe : Non.
Robert : Et pourquoi ?
La Tulipe : Parce que je veux rester ici.
Robert : Ici ?
La Tulipe : Oui, ici.
Sans-Regret : Y penses-tu ?
La Tulipe : Très fort.
Robert, à Sans-Regret : Ce garçon
est beaucoup plus mal que vous ne me l'aviez dit.
Sans-Regret : Cela va se passer. (Bas à
la Tulipe.) Pourquoi cet entêtement ?
La Tulipe, bas à Sans-Regret : Je ne
veux pas manquer le moment de revoir ma chère Suzon.
Sans-Regret : Ah ! l'enragé ! le
diable l'emporte avec sa Suzon.
Scène 14 : Les précédents, Margot.
Margot : Allons : Messieurs, vous êtes
servis.
Robert : Viens, mon fils.
La Tulipe : Non.
Margot : Entrez vite.
La Tulipe : Non.
Sans-Regret : Je t'en prie.
La Tulipe : Non.
Robert : Ne me refuse pas.
La Tulipe : Non.
Margot : Faites-lui ce plaisir.
La Tulipe : Non.
Sans-Regret : Par pitié.
La Tulipe : Non, non, non.
Robert : Ah ! quel malheur !
Margot : Bon Dieu ! bon Dieu !
Sans-Regret : Il a le diable au corps. (Ils
sont tous deux dans l'affliction.)
Scène 15 : Les précédents, Suzon,
Thérèse.
La Tulipe : Ah ! voilà ma chère
Suzon.
Robert : O ciel !
Margot : Quelle surprise !
Robert : Il reconnaît sa sur.
Margot : Il l'appelle par son nom.
Sans-Regret : Oh ! la bonne
méprise !
Robert : Viens, ma fille ; viens, ma
chère Thérèse.
Thérèse : Qu'est-ce que c'est ?
Suzon : Qu'y a-t-il ?
Margot : Le voilà.
Thérèse et Suzon : Qui ?
Robert : Ton amant.
Margot : Vot' frère.
Thérèse, riant : En vérité ?
Suzon, tristement : Mon frère ?
La Tulipe : Quoi, Monsieur ?
Robert : Oui, c'est là ta sur, tu
l'as bien reconnue, embrasse-la.
La Tulipe, l'embrassant : De tout mon
cur.
Sans-Regret, à part : Oh !
maintenant je suis rassuré, il ne se fera plus prier pour entrer.
La Tulipe : Que je suis content !
Sans-Regret, le tirant à part :
Écoute-moi.
Robert, emmenant Suzon et Thérèse de l'autre
côté : Il est bon de vous prévenir (Il leur parle bas.)
Sans-Regret : Tu avais raison
tantôt : il me vient des scrupules, et je vais dire la vérité à ces bonnes gens.
La Tulipe : Garde-t'en bien.
Sans-Regret : Quoi nous recevrons son
goûter ?
La Tulipe : Assurément.
Sans-Regret : Non, je ne veux tromper
personne.
La Tulipe : Oh ! mon ami, je t'en prie,
tout se pardonne en amour.
Sans-Regret : Jolie morale ! en
vérité. Il ne veut pas escroquer un repas ; mais pour une fille, ah !...
Robert : Mon fils, voilà ta prétendue.
La Tulipe : Moi ! je ne puis aimer que
Suzon.
Thérèse : Cela est naïf.
Robert : Mais c'est ta sur.
La Tulipe : Cela m'est égal.
Robert, à part : Il a tout à fait
perdu la raison.
Suzon : Quel dommage qu'il soit mon frère.
Thérèse : Fut-il cent fois plus beau
garçon, il ne peut me plaire sans m'aimer.
Margot : Tout va se refroidir.
Sans-Regret : Elle a raison.
Robert : Viens, mon fils.
La Tulipe : Pourvu que je sois placé près
de Suzon, tout va me paraître excellent.
Margot et Robert : Il est fou. (Ils
sortent.)
Sans-Regret, seul : Que tout ceci
ne se débrouille que dans une heure, et je serai lesté pour trois jours.